Fondée en 1980 par l’Ivoirienne Massogbè Touré, la Société ivoirienne de traitement d’anacarde (Sita) est aujourd’hui l’un des leaders mondiaux de la noix de cajou. Toujours en quête de nouveaux marchés d’exportation, la PDG a dans l’idée de pérenniser son empire en le transmettant à ses enfants.
État du Kerala, dans le sud de l’Inde, au début des années 1980. Une jeune femme est en mission pour son employeur. Émerveillée par les paysages de ce territoire au climat quasi identique à celui de sa région d’origine, elle remarque un fruit qui ressemble étrangement à celui qui pend aux arbres d’Odienné, son village natal. Ce fruit, c’est le cajou. Cette femme, c’est Massogbè Touré. La suite appartient à l’histoire d’une entreprise familiale qui pèse aujourd’hui plus de 400 millions d’euros.
La Société ivoirienne de traitement d’anacarde (Sita), puisque c’est de ce groupe qu’il s’agit, emploie plus de 800 personnes et fait vivre des centaines de petits producteurs de cajou de la région d’Odienné, dans le nord-ouest de la Côte d’Ivoire, d’où est originaire la présidente-directrice générale. L’entreprise familiale emploie également près de 300 saisonniers chaque année pour la récolte qui a lieu de février à fin mai. Certains font même le trajet depuis la Basse-Côte, dans le sens inverse de celui des migrations traditionnelles, qui amènent les Ivoiriens du Nord à chercher une ville meilleure à Abidjan, dans le sud du pays. « L’heure du partage est arrivée », annonce Massogbè Touré, 56 ans, fière de contribuer aux revenus de plusieurs centaines de familles ivoiriennes.
Si la Côte d’Ivoire est devenue l’un des trois premiers producteurs d’anacarde à l’échelle mondiale, c’est grâce à cette femme qui, en 2000, a doté son pays de l’unique usine de transformation de noix de cajou en Afrique de l’Ouest. À l’époque, elle employait une cinquantaine de personnes, principalement des femmes. Un véritable accomplissement pour cette entreprise dont l’activité a démarré en 1980 ! D’autant que la construction de l’usine constituait un risque important pour la Sita, contrainte de financer l’investissement sur fonds propres, « car les banques refusaient de [lui] prêter de l’argent ». Le soutien de sa famille a été primordial dans cette aventure entrepreneuriale. Mère de cinq enfants, Massogbè Touré vient d’une région particulièrement pauvre et aride du nord du pays, où la population vivait majoritairement de la culture du riz. Une région remplie d’anacardiers, dont personne avant elle n’avait pensé à utiliser le fruit. À son retour d’Inde, alors qu’elle avait une situation confortable comme commerciale au sein de la compagnie de transports DHL basée à Abidjan, elle décide de démissionner et de se lancer dans la production d’anacarde. Nous sommes au début des années 1980, et personne ne comprend sa décision. Les premiers plants sont plantés en 1981 dans sa région d’Odienné, dans le nord-ouest de la Côte d’Ivoire. Et il lui faudra attendre quatre longues années avant d’en obtenir la première récolte. Une patience rendue possible par le soutien de sa famille. Aujourd’hui encore, elle se souvient des mots de son père : « Si tel est ton choix, tu as ma bénédiction, et je sais que tu réussiras. »
Passionnée et inventive, elle décide, après cette première récolte fructueuse, de partager des échantillons avec d’autres agriculteurs afin de les inciter à se lancer à leur tour dans la culture de l’anacarde. Mais ce n’est pas tout. Elle leur enseigne aussi les prérequis de l’agriculture de la cajou, principalement en termes d’espace. « Les graines doivent être plantées à dix mètres de distance… » Et crée même une radio pour diffuser l’information en langue locale. Rapidement, ses terrains passent de 5 à 150 hectares. Non contente de produire, elle remonte la chaîne de valeur et achète également l’anacarde aux autres producteurs. Progressivement, la dirigeante passe d’une méthode archaïque de transformation du produit final – cuire les cajous dans de l’huile – à l’industrialisation de sa production. Des réalisations qui ont fait des émules : aujourd’hui, de nombreux agriculteurs ivoiriens ont des petites unités de semi-transformation auprès desquelles la Sita achète la production pour 1 000 francs CFA, au lieu des 400 francs CFA habituels pour le produit brut. Si, aujourd’hui, la Côte d’Ivoire est parmi les plus gros producteurs d’anacarde au monde, et de loin le premier en Afrique, elle le doit sans doute à Mme Touré. Le rayonnement international de Sita est tel que désormais ses produits sont envoyés dans le monde entier (Europe, États-Unis, Asie). L’entreprise familiale a ainsi des représentants du New-Jersey jusqu’à Château-Rouge (quartier de Paris, France).
Comme elle le déclare elle-même, sans forfanterie. « Il fallait de la maestria pour réussir. » Et qui la lui contesterait aujourd’hui ? Il en fut pourtant, avant. « Ce n’est pas un métier de femme », s’est-elle souvent entendu répéter. Mais pas de quoi la décourager. Au contraire. Elle s’est appliquée à transmettre son goût d’entreprendre aussi bien aux agriculteurs d’Odienné qu’à ses cinq enfants, et notamment ses filles, qui pourraient bien prendre sa relève. L’un de ses fils, qui a 23 ans, a créé une entreprise dans le digital, tandis que deux de ses filles l’accompagnent dans l’entreprise familiale : l’une, 26 ans, est directrice générale adjointe, et l’autre, 25 ans, directrice commerciale. La transmission est même déjà « en train de se faire », concède-t-elle. Enfants de la balle, ses filles ont rejoint l’aventure dès la fin de leurs études. Et il ne faut pas gratter longtemps l’écorce pour entendre Massogbè reconnaître son ambition : « devenir une dynastie ».
Aujourd’hui, l’engagement de ses enfants lui laisse du temps pour voyager. Ainsi, elle peut s’atteler au développement des marchés d’exportation du groupe. Durant les cinq dernières années, elle n’a cessé de communiquer et de partager son expertise lors de forums internationaux. « Le couteau ne peut pas se dire tranchant s’il n’a jamais coupé », aime-t-elle à répéter. Ses voyages l’ont conduite dans de nombreux pays du continent désireux de se lancer à leur tour dans l’aventure de l’anacarde. Cameroun, Guinée-Bissau, Ghana, Tanzanie… La liste est longue. Cette volonté farouche de partager son expérience s’est matérialisée dès 2009 à travers la création de l’association pour le développement de la filière cajou africaine (ADEFICA) afin de fédérer et de renforcer les acteurs du secteur anacardier, qui fait vivre des dizaines de milliers de familles à travers le continent.
Jamais à court de projets, Massogbè Touré est déterminée à remonter plus encore la chaîne de valeur et prévoit désormais la construction à Abidjan d’une usine de production de noix de cajou pour de la vente au détail. En effet, la Sita vend aujourd’hui encore principalement aux grossistes, et ne pratique pas le reconditionnement. Mais ce sera bientôt chose faite. Et qui dit usine à Abidjan dit exportation rapide de la production vers de nouveaux marchés, avec ouverture de nouvelles filiales, et en premier lieu en Afrique. D’abord dans les pays de la sous-région, mais aussi, à terme, espère-t-elle, en Afrique du Sud. Des ambitions qui demeurent cependant dépendantes du bon vouloir des banques dans une activité qui nécessite beaucoup de trésorerie afin d’acheter la production au moment des récoltes.
Un autre combat, plus intime, lui tient profondément à cœur : l’autonomisation des femmes africaines à travers l’entrepreneuriat. Une mission qu’elle lie au destin de l’Afrique dans son ensemble. Car « quand une femme réussit, c’est toute la famille qui réussit ». Et elle en est le meilleur exemple.